L’URSS de Jean Antoine

Moscou, vue de l'hôtel Rossiya, construit en 1967. Capable d'accueillir jusqu'à 5 300 touristes, c'est alors le plus grand hôtel du monde.

Entre 1958 et 1978, Jean Antoine s’est rendu 17 fois en URSS et a réalisé plus de vingt films sur la Russie. Au-delà de la diversité des sujets abordés, ces films témoignent des liens étroits qu’il avait tissés avec un pays qui le hantait depuis qu’il avait lu, enfant, Michel Strogoff de Jules Verne.

L’exposition universelle de 1958 qui se tient à Bruxelles, du 17 avril au 19 novembre, place la capitale du royaume de Belgique sur le devant de la scène internationale. Et pour cause, l’événement accueille un peu plus de 41 millions de visiteurs qui se pressent d’abord vers les pavillons des États-Unis et de l’URSS. La foule y admire un film sur les paysages américains, projeté à 360 degrés, et une réplique du Spoutnik, premier satellite envoyé dans l’espace l’année précédente.

La danse, un art russe

Jean Antoine préfère réaliser un reportage sur l’ensemble de danse folklorique fondé par Igor Moïsseïev en 1937, qui se produit au palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Avec Une journée avec les ballets Moïsseïev, il signe son premier film sur l’URSS.

« Les ravissantes danseuses russes étaient étroitement surveillées par le KGB. »

Les créations de Moïsseïev emportent l’adhésion des spectateurs, notamment parce qu’elles le plongent au cœur de l’âme russe. Comment ne pas être emporté par ce (d)étonnant mélange de radicalité et de primitivisme ? La démarche de Moïsseïev s’inscrit dans une tradition inaugurée au début du XXe siècle par Serge de Diaghilev, Igor Stravinsky et Vaslav Nijinsky. En 1913, le public parisien avait découvert les forces telluriques et l’esprit chamanique à l’œuvre dans Le Sacre du printemps… Séduit à son tour, Jean Antoine tourne, en 1959, un film sur les Ballets russes créés par Diaghilev – Il y a cinquante ans… les Ballets russes. Dès lors, la Russie d’après la Révolution d’octobre 1917 comme celle d’avant constitue pour le jeune réalisateur un objet télévisuel dont il ne se détachera pas avant longtemps.

À la découverte de l’URSS

En 1966, le producteur André Hagon propose à Jean Antoine de réaliser une série sur l’Union soviétique.

« Le producteur André Hagon me demanda si réaliser ce qu’aucun Occidental n’avait encore pu faire m’intéresserait : une série sur l’Union soviétique. J’appris l’alphabet russe et partis pour Moscou. »

L’aventure des Soviétiques constitue une expérience à part dans l’histoire de la télévision belge. Commencés en avril 1967 et terminés en septembre 1968, les repérages et le tournage ont nécessité 100 000 kilomètres de déplacement à travers l’immense territoire russe. Les périodes de tournage proprement dites ont été réparties au cours de 18 mois en fonction du climat et du caractère des différentes régions d’URSS. Elles totalisent une durée de huit mois, soit une moyenne de vingt jours par sujet. L’équipe de la RTB – qui comptait, en plus de Jean Antoine, Philippe Dasnoy, journaliste, Fernand Tack, caméraman et Albert Rupf, opérateur du son – a travaillé de façon autonome et indépendante, tant

Dossier de presse de l’époque

pour le choix des sujets que pour leur réalisation. Elle a bénéficié de l’appui de la télévision soviétique pour l’organisation pratique du travail : moyens de transport, interprètes, autorisations spéciales et relations avec les autorités des différentes Républiques fédérées. Les reportages filmés – en couleurs, pour les besoins de la distribution internationale – ont été tournés dans dix-sept villes d’Union soviétique, réparties dans six Républiques. En ce qui concerne le choix des sujets, le but poursuivi était de montrer la vie quotidienne en Union soviétique, en évitant les sujets trop spécialisés, les situations exceptionnelles et les thèmes à sensation. Un instituteur, une actrice, un médecin, un ingénieur, un gymnaste, un directeur d’usine, un mannequin de mode, un militaire, un berger, une étudiante vétérinaire, un kolkhozien, un pope de l’Église orthodoxe, un pilote de ligne, tels sont les personnages de cette fresque qui, dans l’ensemble, est bien représentative de la société soviétique à son niveau moyen, c’est-à-dire au niveau du plus grand nombre. Ces personnages sont russes, ukrainiens, arméniens, géorgiens, abkhazes, ouzbeks, bouriates…
La diffusion de la série débute en novembre 1968 à la RTB. Un dossier de presse bilingue, en français et en anglais, a été imprimé pour l’occasion. Le succès est immédiat et ne s’est pas démenti depuis, comme en témoignent les projections régulièrement organisées.

Mélodie en sous-sol

En 1971, Jean Antoine se rend à Moscou avec le compositeur et chef d’orchestre Pierre Bartholomée, également producteur pour le Service musical de la RTB. Ils sont logés dans un des gratte-ciel construit sous Staline.

Une fois l’accord des autorités soviétiques obtenu, le tournage de la série Reconnaissance des musiques soviétiques commence.

Dans ce document, Jean imagine la voix off ainsi que la musique du documentaire
Notes personnelles de Jean
Dans ce document, Jean imagine la voix off ainsi que la musique du documentaire

Les jeunes compositeurs interviewés dans les deux premiers épisodes ont été sélectionnés par l’Agence de presse nationale, la fameuse ANP. En revanche, En revanche, les trois compositeurs du troisième film, Musiques nouvelles à Moscou, sont très importants : deux d’entre eux parlent français : Andreï Volkonski et Edison Denissov. Alfred Schnittke est interviewé en russe, mais il n’y a pas de sous-titres. Ces trois hommes tentent de créer hors du carcan imposé par l’Union des compositeurs, dirigée de main de fer par Tikhon Khrennikov. Ils se retrouvent hors des institutions et parfois jouent dans des caves.

Hommage à Tolstoï

Dix ans plus tard, Bon anniversaire, Monsieur Tolstoï, avec un titre qui renvoie, à la fois, au célèbre écrivain russe et à un tableau de Gustave Courbet, peintre engagé dans la Commune de 1871, conclut les aventures de Jean Antoine en URSS. Et ce de manière particulièrement émouvante puisque le réalisateur qui a toujours été réticent à apparaître dans ses films conduit ici le spectateur sur les traces de l’auteur de Guerre et Paix ainsi que Maître et Serviteur, nouvelle où apparaît sa volonté de lutter pour dépasser les inégalités.

« Mon vœu le plus secret s’est accompli ce jour de 1978 où on m’a demandé de célébrer le 150e anniversaire de Tolstoï. S’il y avait un homme dont j’aurais aimé être le contemporain pour pouvoir dialoguer avec lui, c’était celui-là. »